[Dostoïevski, Féodor] Un Cœur faible

[elea2020]

Un Cœur faible
Féodor Dostoïevski
48 pages
Bibebook
Initialement publié dans « Les Annales de la Patrie » en février 1848
Traduction Michel Forstetter.
ISBN : 978-2-8247-1355-7

Résumé de couverture :
Le petit fonctionnaire Vassia Choumkov, qui jouit de la bonne disposition de son chef de bureau, tombe amoureux, est sur le point de se marier et devient fou « par reconnaissance ». Cet homme un peu bossu, qui craint toujours d'être une charge pour les autres, ressent d'un coup, jusqu'à en être progressivement écrasé, le poids du monde, dans une ville oppressante qui pourrait n'être que le rêve du Dieu sarcastique de l'Ancien Testament.
Une des nouvelles les plus poignantes de Dostoïevski.

Remarque sur l'édition : je lis la nouvelle dans une édition de plusieurs nouvelles (381 pages), mais il est impossible pour moi de faire une seule critique qui regroupe toutes ces nouvelles ; comme elles sont éditées séparément, j'ai donc choisi une couverture standard (plus jolie que celle de Bibebook), et j'ai emprunté le résumé de la même édition - celui de Bibebook donnant beaucoup trop d'éléments sur l'intrigue.

Mon avis :
Parce que Dostoïevski est un de mes auteurs préférés, j'aurais aimé apprécier davantage cette nouvelle, qui m'a un peu déçue. Le format de 48 pages l'assimile bien au genre de la nouvelle, mais le texte comporte des redites et passages un peu répétitifs, qui m'ont lassée - pas au point d'arrêter ma lecture, mais cela m'a tout de même freinée.

Si j'osais utiliser un terme à la mode pour qualifier une nouvelle de Dostoïevski, je pourrais dire que le contenu m'a fait fortement penser à une "bromance" : littéralement "romance entre frères" (contraction de "bro", abréviation de "brother" + "romance"). Le terme désigne une amitié forte et fusionnelle entre deux hommes, sans connotation sexuelle. Vassia, jeune fonctionnaire, partage le même logement avec son ami Arkadi, également fonctionnaire, mais d'une origine sociale plus aisée que Vassia. Au début de la nouvelle, Vassia doit effectuer un travail de copie donné par son supérieur, un homme bienveillant qui lui fournit de temps à autre un travail supplémentaire payé. De fait, Vassia a la plus belle écriture parmi tous les employés, c'est un jeune homme consciencieux et travailleur. Mais il s'est mis en retard dans son travail, situation inexpliquée pour Arkadi, qui va peu à peu apprendre le pourquoi du comment, à mesure que Vassia se livre un peu plus, jusqu'à lui faire rencontrer sa toute nouvelle fiancée, Lisanka. Vassia doit concilier le bonheur immense qui naît de ses fiançailles et des promesses d'une vie affective épanouie qui en découle, et la reconnaissance immense qu'il estime devoir à son patron. Ce grand écart ne va pas aller sans mal, jusqu'à le plonger dans un état inquiétant pour Arkadi, qui va se démener pour aider son ami à se sortir de ce mauvais pas...

Il semble que nous suivions le point de vue d' Arkadi, mais ce n'est pas tout à fait défini rigoureusement : parfois c'est l'auteur lui-même qui intervient et donne son avis sur le comportement de Vassia. Le jeune homme semble davantage un anti-héros qu'un héros, tout du moins, nous le voyons agir sans vraiment comprendre ce qu'il ressent. Les deux amis semblent passer leur temps à ne pas se poser, à entreprendre des actions impulsives, et laisser en plan ce qui devrait se faire pour passer à autre chose, ou mettre en œuvre des embryons de solutions non suivies d'effets. De nombreux passages d'une sensibilité exacerbée prennent place entre les deux amis, qui pleurent puis s'embrassent, se prennent à bras le corps ou se jettent tous les deux sur le lit, beaucoup et souvent, même si, au détour d'une page, j'ai pu trouver aussi des scènes du quotidien plutôt mignonnes et sympathiques (l'achat d'un joli bonnet pour Lisanka, par exemple, ou la visite du petit frère de celle-ci), ou encore de superbes descriptions de Saint-Pétersbourg, à donner envie de marcher au crépuscule le long de la Néva, du centre historique à la Kolomna - rien que les noms russes sont un voyage ! La chute, que je ne vais bien sûr pas dévoiler, ne m'a pas paru en être vraiment une.

Il reste que c'est une nouvelle de jeunesse (l'auteur avait 27 ans lorsqu'il l'a publiée), et que Dostoïevski montre une forte et sensible préoccupation pour la psychologie des personnages, leurs motivations, et ce qui se joue dans ces relations entre deux amis, dont l'un protège l'autre peut-être exagérément, mû par une pitié également démesurée, ce qui est d'ailleurs pénible à Vassia, qui l'exprime à plusieurs reprises. J'ai toutefois été sensible à la dimension tragique de cet ami, témoin impuissant d'une fatalité mystérieuse, qui voit se profiler la catastrophe mais ne sait comment y remédier. Je dirais que c'est à lire pour mieux connaître l'auteur quand on l'aime déjà, mais ce ne serait peut-être pas une bonne idée de le découvrir par cette nouvelle.

Citations :
Arkadi Ivanovitch était amoureux fou de Lisanka [fiancée de son ami Vassia] ! Et à qui pouvait-il le dire mieux qu’à ce veinard de Vassia ? Ainsi fit-il ; sans se gêner le moins du monde, il confessa tout à Vassia. Celui-ci rit beaucoup et s’en montra enchanté ; il remarqua même que cela était très bien ainsi, et qu’à présent leur amitié croîtrait encore. (Page 101)

- Te souviens-tu, Vassia ? Tu as déjà été dans un pareil état, lorsque tu as obtenu ta nomination ; fou de joie et de reconnaissance, tu t’es mis à rectifier ton écriture plus que de coutume, et huit jours durant, tu n’as fait que gâcher ton travail ! À présent, il t’arrive exactement la même chose. (Page 111)

- Parce que tu es heureux, tu voudrais que tout le monde le devienne, d’un jour à l’autre. Tu souffres d’être heureux tout seul ! Aussi fais-tu un effort prodigieux pour te rendre digne de ton bonheur ; sans doute, serais-tu prêt à accomplir un acte d’héroïsme, rien que par acquit de conscience ! (Page 115)